vendredi 31 mai 2019

Le « premier porc » s’invite devant la justice

«Délation» ou «libération de la parole»? Devant les juges de la 17e chambre civile du tribunal de grande instance de Paris, deux visions du mouvement #balancetonporc se sont opposées, mercredi après-midi. Derrière leurs nombreux avocats, assis au premier rang d’une salle d’audience pleine à craquer, Eric Brion et Sandra Muller n’échangent pas un regard. L’ancien directeur de la chaîne de télévision Equidia est le premier à s’avancer à la barre. Il poursuit la journaliste indépendante en diffamation et demande 50000 euros pour préjudice moral, 15000 euros de frais de justice, et la publication du jugement dans la presse et sur twitter.


Veste sombre et chemise blanche, le quinquagénaire raconte d’une voix basse ce qu’est devenue sa vie depuis ce 3 octobre 2017. A 17h06, Sandra Muller, journaliste indépendante française expatriée à New York (États-Unis), écrit un premier tweet: «#balancetonporc!! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlent (sic) sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends». Puis, quatre heures plus tard: «‘’Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit’’ Eric Brion ex-patron de Equidia #balancetonporc».

Quelques jours après la publication dans le New York Times et le New Yorker des enquêtes sur Harvey Weinstein, producteur hollywoodien accusé de viols et d’agressions sexuelles, ce mot-clef a un retentissement planétaire: utilisé dans plus de quatre-vingt pays, de l’Inde à la Colombie, il passera la barre du million de tweets en septembre 2018.

Eric Brion est donc «le premier porc». «Cela fait un an et demi que j’attends de m’exprimer devant un tribunal, dit-il. Il y a eu un autre procès, devant un tribunal un peu spécial, les réseaux sociaux, où il est impossible de se défendre. J’ai essayé, mais j’ai été condamné par le buzz.» Il reconnaît d’emblée avoir prononcé cette phrase lors de cette fameuse soirée de 2012, à Cannes. «Ce soir-là, je croise Sandra Muller, on se connaît depuis quinze ans, elle m’attire. Je lui dis ‘’Tu m’impressionne’’, puis ‘’tu es mon type de femme, tu es brune, tu as des gros seins’’. Sa réaction est sans équivoque, l’attirance n’est pas réciproque. Lorsqu’elle part, je fanfaronne:’’C’est dommage, je t’aurais fait jouir toute la nuit’’. Le lendemain, je lui envoie un SMS d’excuses.» Il restera sans réponse. Cinq ans et demi plus tard, le fameux tweet arrive. «La suite a été une longue descente aux enfers, poursuit celui qui est aujourd’hui gérant d’une société de conseils aux médias. Je deviens un paria. Mes contrats sont annulés, des copains me tournent le dos, ma femme me quitte. Je reçois des menaces: ‘’On sait où sont tes filles’’, ‘’Tu es un violeur’’. Je ne sors plus, je ne dors plus, je sombre dans une profonde dépression.»

Ses avocats ont comptabilisé «au moins 900 articles» écrits sur lui en moins de 72 heures. «Il a été cloué au pilori!», lance Me Nicolas Bénoit. Pour eux, la diffamation tient à l’amalgame: certes, les propos rapportés sont à peu près vrais - excepté cet emploi du futur, et non du conditionnel - mais le premier tweet les qualifie de harcèlement sexuel au travail. Or, plaident les avocats, il n’y a pas d’abus d’autorité, puisque Eric Brion n’a jamais été le patron de Sandra Muller. Ensuite, ce tweet rattaché au premier, qui évoquait un «harcèlement», crée un amalgame: «Comment ça a été compris? Comme l’imputation d’un harcèlement sexuel, continue Me Bénoit. Le propos est donc bien diffamatoire, puisqu’il implique une infraction pénale, qui n’est pas vrai.»

Voilà pour le droit. Pour la morale, voici Me Marie Burguburu, qui ne fait pas dans la dentelle. Sandra Muller est une «usurpatrice», qui a fait un «hold-up en surfant sur la vague Weinstein», «pour faire un bon business», en usant de «délation, la vraie, la moche, la nominative». En référence à Denis Baupin condamné en avril dernier pour procédure abusive, la défense évoque une «baupinade»? «Si on n’a pas le droit de se défendre avec un procès, alors il n’y aucune différence entre les tueurs de Charlie et un lynchage collectif aveugle.» «Tu as de gros seins»? «Moi je prends, ça ne me déplairait pas», lance Me Burguburu, pour qui «il n’y a pas là de harcèlement sexuel au travail; peut-être une drague lourde, mais ça n’est pas interdit. Si on commence à interdire la drague au travail, vu que 50 % des couples se rencontrent au travail, je suis extrêmement inquiète sur le taux de natalité!» Et Marie Burguburu de conclure: «Votre décision sera très importante, ce sera la première de #balancetonporc. Sandra Muller a menti en faisant passer Eric Brion, simple dragueur, pour un porc, elle a créé un parallèle violent entre Weinstein, Baupin et Brion».

Pour se défendre, Sandra Muller a fait appel à des avocats que l’on n’aurait pas imaginés en chantres du féminisme: l’avocat engagé de longue date à droite Francis Szpiner et l’ancien ministre de Nicolas Sarkozy, François Baroin. «Quand j’étais jeune avocat, on poursuivait les femmes pour adultère et avortement. Aujourd’hui, les femmes ne se laissent plus faire», commence le premier qui plaide la bonne foi. Pour exonérer les auteurs de diffamation, la jurisprudence du droit de la presse prévoit deux critères: l’exception de vérité, lorsque les propos répétés sont exacts, mais qui est rarissime dans les jugements de la 17e chambre tant elle est difficile à prouver. Et la bonne foi, qui exclut toute animosité personnelle mais requiert «prudence et mesure dans l’expression». Pas sûr que le hashtag choisit par Sandra Muller réponde à ces critères… «Mme Muller est de bonne foi, puisque les propos reproduits sont vrais», appuie tout de même Me Francis Szpiner.

François Baroin salue, lui, «le courage, la force, la dignité» de celle qui a «ouvert le chemin» et «amené les femmes à libérer leur parole». Certes, la scène racontée par Sandra Muller n’entre pas dans la définition juridique du harcèlement sexuel, mais l’outrage sexiste créé par Marlène Schiappa, plus conforme aux faits, n’existait pas alors. Ce qui explique qu’elle n’ait pas déposée plainte. «Soit vous la condamnez, et c’est le bâillon supplémentaire, soit vous déboutez M. Brion de ses folles demandes», lance l’avocat aux juges de la 17e.

Dernière à s’exprimer, Sandra Muller, qui fait partie des «briseuses de silence» désignées par le magazine Time comme «Personnalités de l’année 2017», cite les «20 % supplémentaires de plaintes en France». «Grâce à #balancetonporc, on ne parlera plus d’hystérie féminine mais de cri de colère», assure-t-elle. Le tribunal a mis sa décision en délibéré au 25 septembre.


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