vendredi 19 avril 2019

Jugement Baupin : « Désormais, la justice nous protège »

Il est un peu plus de 14 heures, ce vendredi, lorsque le président de la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris, Thomas Rondeau, lève l'audience du procès Baupin. Pendant 25 minutes, il a lu aux dix prévenues (1) debout devant lui les motivations de son jugement. Le magistrat ne s'embarrasse pas de didactisme et si beaucoup se questionnent du regard dans la salle archi-comble du nouveau palais de justice, les prévenues, elles, ont compris. A peine le magistrat s'est-il levé de son siège, qu'elles s'effondrent, entre larmes et rires, dans les bras les unes des autres. Thomas Rondeau vient de rendre une décision qui fera certainement date dans l'histoire des droits des femmes. Non seulement toutes les prévenues poursuivies par Denis Baupin ont été relaxées des faits de diffamation, mais l'ancien élu écologiste lui-même est condamné pour "procédure abusive". Un jugement rarissime pour ce premier procès de l'ère #MeToo, qui fait jurisprudence et envoie un message fort aux femmes victimes de violences sexuelles.

Le jugement rendu par la 17e chambre est assez technique, mais mérite, compte-tenu de sa portée, d'être décortiqué. Trente-cinq passages de quatre articles de Mediapart et France Inter publiés en mai 2016 étaient poursuivis par Denis Baupin pour diffamation. Six femmes - Annie Lahmer, Sandrine Rousseau, Elen Debost, Laurence Mermet, Isabelle Attard et Geneviève Zrdojewski - y dénonçaient des harcèlements et agressions sexuelles commis par Denis Baupin entre 1997 et 2014. Pour le tribunal, «les propos visés présentent bien un caractère diffamatoire» puisqu'ils «portent atteinte à l'honneur et à la considération» de la partie civile et n'ont pas pu faire l'objet d'un débat contradictoire. Dès lors qu'il n'y a pas eu de procès contre Denis Baupin – les faits étant prescrits – et que l'élu avait refusé de répondre aux journalistes de Mediapart et France Inter, le débat contradictoire était impossible.

Mais «les imputations diffamatoires (…) peuvent être justifiées lorsque leur auteur établit sa bonne foi, explique le tribunal dans les motivations de son jugement. S'agissant d'un sujet d'intérêt général, l'auteur des propos peut en outre se faire valoir d'une base factuelle suffisante, aux fins de justifier de sa bonne foi». C'est là que les motivations du jugement de la 17e chambre deviennent intéressantes. «Le sujet traité représente un but légitime d'expression, et même un sujet d'intérêt général», écrivent les magistrats, pour qui «les éventuelles infractions pénales à caractère sexuel qui auraient été commises par un important responsable politique d'un parti politique français de premier plan – Denis Baupin étant vice président de l'Assemblée nationale – constituent à la fois un sujet politique et de société, décrivant le système politique et l'état des rapports entre les hommes et les femmes, dans la sphère politique et plus généralement dans l'ensemble de la société. Contrairement à ce qu'indique le conseil de la partie civile, le fait d'évoquer des faits prescrits ne saurait exclure le motif légitime d'information.» D'autant que «la thèse d'un complot politique, organisé par les ennemis de Denis Baupin et de son épouse Emmanuelle Cosse, devenue ministre du gouvernement Valls, n'est pas étayée».

Le tribunal consacre également le caractère sérieux du travail d'enquête mené par Cyril Graziani et Lenaïg Bredoux. Leur «ton est suffisamment prudent», ils ont une «distance suffisante par rapport aux faits décrits», ont respecté le contradictoire et ont rapporté les propos «sans déformation»: les témoins impliqués ayant maintenu l'intégralité de leurs témoignages à l'audience. Sur la base de cette «bonne foi» et de «l’intérêt général»de leur propos, les prévenues sont donc toutes relaxées. Logiquement, sur le volet civil, le tribunal déboute donc Denis Baupin de ses demandes de dommages-intérêts de 50 000 euros, compte tenu des relaxes des prévenues.
Enfin, la 17e chambre condamne, en vertu de l'article 472 du code de procédure pénale, Denis Baupin à verser 500 euros à chaque prévenu qui l'avait demandé pour "procédure abusive". Le total de ces sommes s'élève à 7500 euros. Pour le tribunal, la constitution de partie civile de Denis Baupin «apparaît téméraire et abusive» et ce en raison de plusieurs éléments : tout d'abord l'absence de Denis Baupin au procès et son refus de répondre aux journalistes lors de l'enquête. Ensuite, le communiqué du parquet de Paris daté du 6 mars 2017 classant sans suite les faits contre Denis Baupin, tout en considérant qu'ils sont «susceptibles d'être qualifiés pénalement», ce que l'élu «ne pouvait ignorer». Enfin, Me Emmanuel Pierrat avait reproché aux deux journalistes, lors de l'audience, de ne pas avoir tenu compte de l'enquête préliminaire, enquête pourtant postérieure aux articles en question et, précise le jugement «aux résultats en réalité très peu favorables à sa version des faits».

Après le rendu de ce jugement, une conférence de presse s'improvise devant la salle d'audience. Très émues, plusieurs victimes de Denis Baupin se succèdent devant les micros et les caméras. «Ce procès fera date pour que toutes les femmes se disent qu'enfin, elles peuvent parler, explique la conseillère régionale EELV Annie Lahmer. Moi, j'ai mis vingt ans... Les filles allez-y !» Pour Elen Debost, adjointe à la mairie du Mans (Sarthe) et qui avait dénoncé à l'audience le harcèlement sexuel par SMS de Denis Baupin, «c'est la fin de trois ans de cauchemar, le début du reste de notre vie». «Cette décision, poursuit-elle, c'est la fin de cette procédure en diffamation pour museler les femmes. Je dis aux copines communistes et de la France Insoumise qui vivent la même chose : allez-y !». «Aujourd'hui, la justice a dit que nous étions légitimes à parler, désormais la justice nous protège», explique pour sa part Sandrine Rousseau, ancienne porte-parole d'Europe écologie les Verts (EELV). «La honte a changé de camp», soulignent-t-elles dans un texte commun, en saluant une décision qui montre que «la diffamation ne peut plus être utilisée comme une procédure bâillon».

A l'écart de la foule qui applaudit ces femmes, l'avocat de Denis Baupin lit un communiqué à la presse dans lequel il annonce qu'il fera certainement appel des condamnations pour procédure abusive et demande que «cesse le lynchage médiatique ».

Rapidement de nombreuses réactions sont venues saluer ce jugement «historique». Dans un communiqué, les écologistes d'EELV «accueillent avec un grand soulagement le jugement du Tribunal de grande instance de Paris» et «salue le courage de celles qui ont pris la parole pour mettre fin à ces pratiques. Elles ont été en ce sens des lanceuses d’alerte. Puisse cet épisode marquer le début d’un changement durable des mentalités et des comportements, afin que harcèlement et agressions cessent.» Pour la Fondation des femmes, ce délibéré est un «signal fort donné par la justice aux auteurs de harcèlements et agressions sexuelles, qui trop souvent détournent la procédure en diffamation et l'utilisent pour bâillonner les victimes et leurs alliés». Enfin, selon Osez le féminisme, ce jugement «ouvre la voie, du point de vue politique comme jurisprudentiel, à une meilleure protection des femmes harcelées».

(1) Les femmes étant les plus nombreuses parmi les prévenues, nous appliquons l'accord de majorité.

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