lundi 30 juin 2014

Le juge des enfants raccroche la robe

Jean-Pierre Rosenczveig est un homme remuant. Sur son blog, un dessin le représente, robe noire et moustache blanche, marchant inlassablement. Vers quoi ? Depuis quarante ans, ce magistrat défend la même cause, avec une ardeur infatigable : la justice des mineurs. Il dit : « Je suis monomaniaque, je n’ai fait que ça dans ma vie. » « Il y a consacré ses jours et ses nuits », confirme son assistante, Bernadette, qui pleure le départ du « plus grand magistrat de France ». Le 30 juin, le président du tribunal pour enfants de Bobigny raccroche la robe. Retraite. Emmanuelle Teyssandier-Igna le remplacera, mais comme juge coordinatrice. Jean-Pierre Rosenczveig, soixante-six ans, était le dernier président d’un tribunal pour enfants de France. « La fonction a été supprimée il y a dix ans, rage le dernier des Mohicans. Encore une façon de gommer toute spécificité à la justice des mineurs. »

Remuant, Jean-Pierre Rosenczveig l’est aussi sur la scène politique. Ce soir, il organise un « petit pot » pour fêter son départ. Jean-Marc Ayrault, Christiane Taubira, Georgina Dufoix et Pierre Joxe devraient en être. « Je n’avais pas très envie de ce genre de commémoration ante mortem, s’agace monsieur le juge, crâne dégarni et moustache fournie. Mais il paraît qu’une page se tourne. » Figure emblématique du monde judiciaire, Jean-Pierre Rosenczveig sait qu’il est devenu un « symbole ». Avec lui, c’est une certaine idée de la justice qui s’en va, celle d’une magistrature engagée et humaniste. « Des juges au service d’une cause comme lui, il n’y en a plus beaucoup, regrette Muriel Eglin, ancienne juge des enfants à Bobigny, aujourd’hui juge d’instance à Paris. Il a médiatisé une approche bienveillante de la justice des mineurs qui tranchait avec ce qu’on entendait sur les délinquants de Seine-Saint-Denis. »


Évidemment, cet avis n’est pas partagé par tous. À droite, cet engagement a particulièrement déplu. Il est tour à tour taxé de « juge Père Noël » ou « dogmatique ». On se souvient de sa passe d’arme en 2006 avec Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, qui avait fustigé son « laxisme » après les émeutes de 2005. « Je suis le seul magistrat de France à dire que quand un gosse doit aller en prison, il doit y aller, rectifie aujourd’hui Rosenczveig. L’idée qu’il faudrait choisir entre éducation et répression est une connerie, l’éducation est coercitive et la répression éducative. » Peu de gens savent que l’ancienne bête noire de Sarkozy faillit être recrutée, en 2007, par Claude Guéant. « Je lui ai dit que cela ne servait à rien de mesurer le périmètre des crânes pour diagnostiquer les futurs délinquants, qu’il valait mieux mettre des travailleurs sociaux dans les écoles ! » Il ne sera jamais rappelé.

Son bureau au tribunal de grande instance de Bobigny est à son image : convivial, foutraque, studieux. Au mur, la Déclaration des droits de l’Homme et des photos de ses enfants ; au sol, des jouets éparpillés ; sur l’immense bureau, des piles de dossiers. Les « gamins » du 93 qui défilent ici ont tous un point commun : « L’absence du père et une mère qui tente de jouer tous les rôles. Ils poussent comme ils peuvent. » « À quelques détails près, ce sont les enfants de Ceausescu, poursuit l’ancien expert sur l’enfance auprès du gouvernement roumain. Devenus décérébrés parce que privés de toute relation affective dès la naissance. » Face à ces « gosses qui ont besoin d’autorité pour se structurer », le juge pour enfants fait du « sur-mesure ». Comme un médecin, il « écoute, ausculte, pose un diagnostic et teste des réponses de manière empirique ».

Jean-Pierre Rosenczveig voit le jour en 1947 à Paris, d’un père, hongrois, footballeur et vendeur de roulements à billes, et d’une mère dactylographe à la SNCF. Ils ont deux fils, l’aîné devient chirurgien, l’autre juge pour enfants. « Quand vous ne savez rien faire, il faut toujours faire du droit », raille l’ancien boursier, qui intègre l’École nationale de la magistrature en 1972. Pourquoi la justice des mineurs ? « Je ne supporte pas l’autorité, je ne pouvais pas être procureur. Comme j’ai une scoliose, je ne pouvais pas être juge du siège. Comme j’ai horreur du sang, je ne pouvais pas être juge d’instruction. Il ne restait plus que les enfants. »

En 1981, il fait partie de la « petite équipe du syndicat de la magistrature » (SM), comme on les surnomme alors, qui intègre les cabinets ministériels. Auprès de Georgina Dufoix, au secrétariat d’État à la famille, Rosenczveig participe à l’écriture de la loi sur l’adoption, met en place les opérations d’été pour les jeunes en difficulté et crée, en 1984, l’Institut de l’enfance et de la famille qu’il dirigera jusqu’en 1992.

Le magistrat reprend du service en 1992, dans le plus important tribunal pour enfants de France, celui de Bobigny. Il n’en a pas bougé depuis. Une longévité exceptionnelle dans un poste qui use vite. Ses détracteurs lui reprochent un ego surdimensionné, en quête permanente d’une reconnaissance médiatique et politique. Pourtant, à l’heure où les compliments pleuvent jusqu’au plus haut sommet de l’État, lui retient la gratitude d’un gamin, venu quelques heures plus tôt dans son bureau lui souhaiter une bonne retraite. « Je ne sais plus si je l’ai incarcéré ou pas… Mais il est venu spontanément me dire qu’il n’appréciait pas que je parte. » Au final, c’est sans doute à ces « gosses » de Seine-Saint-Denis que Jean-Pierre Rosenczveig manquera le plus.

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