jeudi 31 août 2017

Les silhouettes de Dannemarie, Patricia Kaas et Baudelaire

Sous les ors de la justice, les débats peuvent être policés mais ils n’en sont pas moins vifs. Hier matin, « dignité des femmes » et « liberté artistique » se sont affrontées dans la salle d’audience du Conseil d’État.

L’affaire dont il est question remonte à juin dernier, lorsque la petite commune alsacienne de Dannemarie (Haut-Rhin), 2 400 habitants, décide de célébrer « l’année de la femme ». 125 silhouettes en contreplaqué prennent alors position dans l’espace public. Elles représentent des femmes minces aux cheveux longs, pour la plupart en talons (même enceintes), certaines dans des poses lascives, d’autres portant des sacs de shopping. Elles arborent aussi des accessoires : chapeaux, bouches rouge vif se mordant les lèvres ou sacs à main… Le tout a été fabriqué par la première adjointe, Dominique Stroh. « On n’a pas les moyens de faire venir des statues de Rodin, alors on fait avec les moyens du bord », se défend le maire du village, Paul Mumbach, qui trouve un « vrai talent » à son adjointe : « D’un tas de poubelle, elle vous ferait une œuvre. »  Comme cette femme assise, les jambes écartées ? « Pour moi, c’était Patricia Kaas », justifie l’adjointe. Le maire ajoute qu’il ne « regrette rien » et qu’il est « très largement soutenu par la population ».

Car, depuis le 9 août, ces silhouettes n’ont plus le droit d’être exposées. Saisi par l’association féministe les Effronté-e-s, le tribunal administratif de Strasbourg a en effet ordonné à Dannemarie de retirer ses « œuvres ». Dans leur jugement, les magistrats ne tergiversent pas : « Ces représentations de silhouettes féminines ou d’éléments du corps féminin illustrent une conception de la femme inspirée par des stéréotypes et la réduisant de façon caricaturale, et parfois graveleuse, à une fonction d’objet sexuel. » Non seulement la municipalité a fait appel, mais elle a enjoint ses administrés à exposer les silhouettes dans leurs jardins. Celles-ci sont donc toujours visibles depuis l’espace public. Des slogans « touche pas à ma silhouette » ont même fleuri çà et là…

Pour l’avocate des Effronté-e-s, Lorraine Questiaux, ces silhouettes constituent bien une « atteinte à la dignité ». « Il y a une omniprésence dans l’espace public de stéréotypes de genre qui ramènent la femme à un statut d’objet, on ne s’en aperçoit même plus. Et évidemment, comme le disait Bourdieu, le  dominant nie le caractère d’infériorité des images véhiculées. » Ces stéréotypes conduisent tout droit aux violences dont les femmes sont victimes, insiste l’avocate. Elle appelle donc le Conseil d’État à faire évoluer sa jurisprudence en élevant le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes au rang de « liberté fondamentale ».

De l’autre côté de la salle d’audience, on plaide l’indignation : « Je conteste avec la dernière énergie que ces silhouettes aient porté atteinte à la dignité humaine, s’exclame Bertrand Périer, avocat de la municipalité. En quoi un cartable ou un chapeau portent-ils atteinte à la dignité ? » Et l’avocat de se tourner vers les militantes des Effronté-e-s : « Défiler seins nus avec des pancartes “je baise qui je veux” est-il plus digne ? » Rires dans les bancs du public, où les militant-e-s de l’association sont venus nombreux.

Bertrand Périer plaide la « liberté artistique » d’une œuvre « peut-être de mauvais goût », mais « le Conseil d’État n’est pas l’arbitre de l’élégance », ajoute-t-il. « Quand on a jugé les Fleurs du mal, de Baudelaire, on a interdit six poèmes. Jamais on n’a pensé que l’ensemble du recueil devait se lire au prisme de ces poèmes interdits. » Et d’accuser la plus haute juridiction administrative de vouloir « exercer un contrôle sur l’esthétisme ». Les magistrats s’en défendent. Pascale Fombeur, qui préside l’audience, rappelle que le Conseil d’État a une mission « modeste », puisqu’il a été saisi dans le cadre d’une procédure d’urgence, dite de référé-liberté. Il doit dans ce cadre examiner à la fois s’il y a « urgence » à agir et s’il est confronté à une atteinte « grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ». « L’urgence, c’est que chaque jour qui passe, des petits garçons et des petites filles voient ces stéréotypes », plaide Lorraine Questiaux. La décision sera rendue avant vendredi soir.

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