« Délation » ou « libération de la
parole » ? Devant les juges
de la 17e chambre civile du tribunal de grande instance de Paris,
deux visions du mouvement #balancetonporc se sont opposées, mercredi
après-midi. Derrière leurs nombreux avocats, assis au premier rang d’une salle
d’audience pleine à craquer, Eric Brion et Sandra Muller n’échangent pas un
regard. L’ancien directeur de la chaîne de télévision Equidia est le premier à
s’avancer à la barre. Il poursuit la journaliste indépendante en diffamation et
demande 50 000 euros
pour préjudice moral, 15 000 euros
de frais de justice, et la publication du jugement dans la presse et sur
twitter.
Veste sombre et chemise blanche, le quinquagénaire
raconte d’une voix basse ce qu’est devenue sa vie depuis ce 3 octobre
2017. A 17 h 06, Sandra Muller,
journaliste indépendante française expatriée à New York (États-Unis), écrit un
premier tweet :
«#balancetonporc !!
toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlent (sic) sexuel
que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends ». Puis, quatre heures plus tard : « ‘’Tu as des gros
seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit’’ Eric
Brion ex-patron de Equidia #balancetonporc ».
Quelques jours après la publication dans le New York
Times et le New Yorker des enquêtes sur Harvey Weinstein, producteur
hollywoodien accusé de viols et d’agressions sexuelles, ce mot-clef a un
retentissement planétaire :
utilisé dans plus de quatre-vingt pays, de l’Inde à la Colombie, il passera la
barre du million de tweets en septembre 2018.
Eric Brion est donc « le premier porc ». « Cela fait un an et
demi que j’attends de m’exprimer devant un tribunal, dit-il. Il y a eu un autre
procès, devant un tribunal un peu spécial, les réseaux sociaux, où il est
impossible de se défendre. J’ai essayé, mais j’ai été condamné par le buzz. » Il reconnaît
d’emblée avoir prononcé cette phrase lors de cette fameuse soirée de 2012, à
Cannes. « Ce
soir-là, je croise Sandra Muller, on se connaît depuis quinze ans, elle
m’attire. Je lui dis ‘’Tu m’impressionne’’, puis ‘’tu es mon type de femme, tu
es brune, tu as des gros seins’’. Sa réaction est sans équivoque, l’attirance
n’est pas réciproque. Lorsqu’elle part, je fanfaronne :’’C’est dommage, je
t’aurais fait jouir toute la nuit’’. Le lendemain, je lui envoie un SMS
d’excuses. »
Il restera sans réponse. Cinq ans et demi plus tard, le fameux tweet arrive. « La suite a été une
longue descente aux enfers, poursuit celui qui est aujourd’hui gérant d’une
société de conseils aux médias. Je deviens un paria. Mes contrats sont
annulés, des copains me tournent le dos, ma femme me quitte. Je reçois des
menaces :
‘’On sait où sont tes filles’’, ‘’Tu es un violeur’’. Je ne sors plus, je ne
dors plus, je sombre dans une profonde dépression. »
Ses avocats ont comptabilisé « au moins 900
articles »
écrits sur lui en moins de 72 heures. « Il a été cloué au pilori ! », lance Me Nicolas
Bénoit. Pour eux, la diffamation tient à l’amalgame : certes, les propos
rapportés sont à peu près vrais - excepté cet emploi du futur, et non du
conditionnel - mais le premier tweet les qualifie de harcèlement sexuel au
travail. Or, plaident les avocats, il n’y a pas d’abus d’autorité, puisque Eric
Brion n’a jamais été le patron de Sandra Muller. Ensuite, ce tweet rattaché au
premier, qui évoquait un « harcèlement », crée un amalgame : « Comment ça a été
compris ?
Comme l’imputation d’un harcèlement sexuel, continue Me Bénoit. Le propos est
donc bien diffamatoire, puisqu’il implique une infraction pénale, qui n’est pas
vrai. »
Voilà pour le droit. Pour la morale, voici Me Marie
Burguburu, qui ne fait pas dans la dentelle. Sandra Muller est une « usurpatrice », qui a fait un « hold-up en surfant
sur la vague Weinstein »,
« pour
faire un bon business »,
en usant de « délation,
la vraie, la moche, la nominative ». En référence à Denis Baupin
condamné en avril dernier pour procédure abusive, la défense évoque une « baupinade » ? « Si on n’a pas le
droit de se défendre avec un procès, alors il n’y aucune différence entre les
tueurs de Charlie et un lynchage collectif aveugle. » « Tu as de gros seins » ? « Moi je prends, ça ne
me déplairait pas »,
lance Me Burguburu, pour qui « il
n’y a pas là de harcèlement sexuel au travail ; peut-être une drague lourde,
mais ça n’est pas interdit. Si on commence à interdire la drague au travail, vu
que 50 % des couples se rencontrent au travail, je suis extrêmement inquiète
sur le taux de natalité ! » Et Marie Burguburu
de conclure :
« Votre
décision sera très importante, ce sera la première de #balancetonporc. Sandra
Muller a menti en faisant passer Eric Brion, simple dragueur, pour un porc,
elle a créé un parallèle violent entre Weinstein, Baupin et Brion ».
Pour se défendre, Sandra Muller a fait appel à des
avocats que l’on n’aurait pas imaginés en chantres du féminisme : l’avocat engagé de
longue date à droite Francis Szpiner et l’ancien ministre de Nicolas Sarkozy,
François Baroin. « Quand
j’étais jeune avocat, on poursuivait les femmes pour adultère et avortement.
Aujourd’hui, les femmes ne se laissent plus faire », commence le premier qui
plaide la bonne foi. Pour exonérer les auteurs de diffamation, la jurisprudence
du droit de la presse prévoit deux critères : l’exception de vérité, lorsque
les propos répétés sont exacts, mais qui est rarissime dans les jugements de la
17e chambre tant elle est difficile à prouver. Et la bonne foi, qui
exclut toute animosité personnelle mais requiert « prudence
et mesure dans l’expression ».
Pas sûr que le hashtag choisit par Sandra Muller réponde à ces critères… « Mme Muller est de
bonne foi, puisque les propos reproduits sont vrais », appuie tout de
même Me Francis Szpiner.
François Baroin salue, lui, « le courage, la
force, la dignité »
de celle qui a « ouvert
le chemin »
et « amené
les femmes à libérer leur parole ».
Certes, la scène racontée par Sandra Muller n’entre pas dans la définition
juridique du harcèlement sexuel, mais l’outrage sexiste créé par Marlène
Schiappa, plus conforme aux faits, n’existait pas alors. Ce qui explique
qu’elle n’ait pas déposée plainte. « Soit vous la condamnez, et c’est
le bâillon supplémentaire, soit vous déboutez M. Brion de ses folles demandes », lance l’avocat
aux juges de la 17e.
Dernière à s’exprimer, Sandra Muller, qui fait partie
des « briseuses
de silence »
désignées par le magazine Time comme « Personnalités de l’année 2017 », cite les « 20 %
supplémentaires de plaintes en France ». « Grâce à
#balancetonporc, on ne parlera plus d’hystérie féminine mais de cri de colère », assure-t-elle. Le
tribunal a mis sa décision en délibéré au 25 septembre.
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