mardi 12 avril 2016

« Quel est le sens d'une justice qui juge les restes d'un homme ? »

Sans doute la plaidoirie couvait depuis le 20 septembre 2011, date à laquelle Me Elise Arfi est commise d'office auprès de Fahran Abchir-Mohamoud. Elle a éclaté hier soir à 19h30 devant la cour d'assises de Paris. Un grand moment de justice pour un procès qui semblait jusqu'ici si insensible, si distant au sort des accusés. Une ode au métier d'avocat, dernière figure auprès de ceux qui n'ont plus rien. « Je suis la seule personne qu'il ait en France, reconnaît Me Arfi. La seule à le visiter en prison, à lui envoyer de l'argent. »

Il est le « pirate numéro 7 ». Un visage rond juvénile, assis au deuxième banc, derrière les six autres. En veste de jogging noire, il se confond avec les gendarmes qui l’entourent. Le regard dans le vide la plupart du temps, parfois un bâillement, il n'entend sans doute pas grand chose des traductions que l'interprète dispense à voix basse deux bancs devant lui.

« Cette affaire, rappelle Me Arfi, c'est la collusion de deux mondes qui n'auraient pas dû se rencontrer. » Le 8 septembre 2011, neuf pirates somaliens attaquent le Tribal-Kat, catamaran de Christian et Evelyne Colombo. Lui meurt, elle est séquestrée pendant deux jours et deux nuits, avant d'être libérée par des militaires espagnols. Deux pirates sont tués, sept arrêtés et transférés en France.

Quand il arrive à Roissy ce 20 septembre 2011, Fahran Abchir-Mohamoud donne sa date de naissance : 17 août 1995. Faux répondent les autorités qui lui imposent les très contestables tests osseux. Il est déclaré majeur. Personne ne s'intéressera plus à son âge, à part l'enquêtrice de personnalité qui appellera sa mère en Somalie. Elle confirme la naissance en 1995. « Fahran, il ne devrait même pas être là, explique son avocate. Comme mineur, au delà de deux ans de détention provisoire, il aurait dû être libéré. C'est un combat procédural que j'ai perdu il y a deux ans en cassation et qui me ronge. » « Je voudrais, dit-elle encore, qu'après cette audience, il n'y ait plus aucun mineur jugé comme un majeur, parce que j'ai vu les dégâts. »

Depuis quatre ans et demi qu'il est en détention provisoire, Fahran a écumé les prisons. « Depuis sa Somalie natale, il est passé directement à Fresnes. Je ne sais pas si vous connaissez cette prison, mesdames et messieurs les jurés, il y a des rats qui courent dans les coursives. » Parce qu'il ne comprend sans doute pas les consignes, il est vu par le personnel pénitentiaire comme récalcitrant. Les « brimades » des mâtons se multiplient. Privé de musique, de chaussures, de douches. En mars 2012, lors d'une intervention d'une équipe régionale d'intervention et de sécurité (ERIS, le GIGN de la pénitentiaire), on lui casse le bras en le jetant au sol. En mai 2012, il subit une ablation du poumon gauche. Une intervention vitale mais dont il n'a pas été prévenu. « Je l'ai revu trois semaines plus tard, sur le plan psychiatrique tout avait basculé », raconte Me Arfi.

Fahran Abchir-Mohamoud est schizophrène, mais pas encore soigné. On le met au mitard. Il essaye de se pendre avec une couverture, est « sauvé in extremis ». « Regardez-le, lance Me Elise Arfi à la Cour et aux jurés. Regardez ce jeune homme. A l'intérieur, il est absent. C'est une coquille vide, une poupée de chiffon. Il est complètement détruit. Il a dû puiser dans ce qui lui restait de dignité pour venir devant vous. »

« On devrait se poser la question d'un système pénal qui fabrique des fous », poursuit l'avocate, qui conclut : « Quel est le sens d'une justice qui juge les restes d'un homme ? » Et de citer Albert Camus : « Au fond des prisons, le rêve est sans limites » : « Son rêve à lui est de retourner en Somalie. » Élise Arfi sort en larmes de la cour d'assises, plusieurs journalistes aussi.

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