L’ironie est d’une terrible
cruauté : dans la nuit du mercredi 14 au jeudi 15 décembre, Bagui Traoré, grand
frère d’Adama Traoré, mort asphyxié le 19 juillet dernier face contre terre et
menottes dans le dos dans la cour de gendarmerie de Persan (Val d’Oise), a été
condamné à verser 5 740 euros de dommages et intérêts aux six policiers
municipaux et deux gendarmes parties civiles dans son procès. Parmi eux, le
commandant de la brigade de gendarmerie de Persan…
Reconnu coupable d’outrages, menaces et violences contre personnes dépositaire de l’autorité publique, Bagui Traoré écope aussi d’une peine de huit mois ferme, assortie d’une interdiction de séjour à Beaumont-sur-Oise, commune où se trouve une grande partie de sa famille, dont sa mère avec qui il habite.
Cette condamnation aurait pu enflammer le quartier de Boyenval à Beaumont-sur-Oise, qui a déjà vécu plusieurs nuits d’émeutes depuis la mort d’Adama. Mais le sourire de Bagui a préservé la paix sociale ; un sourire éclatant et lumineux lorsqu’il a su que son petit frère Youssouf, depuis trois semaines à ses côtés en détention provisoire à la prison d’Osny, écopait, lui, de trois mois de prison sans maintien en détention. « Vous êtes libre ce soir », a signifié la présidente du tribunal au jeune homme de 22 ans, père d’une fillette de huit mois, reconnu coupable des seuls faits de menaces et outrages. Youssouf est aussi condamné à verser 1 650 euros d’intérêts civils aux forces de l’ordre. A eux deux, les frères Traoré doivent donc 7 390 euros aux deux gendarmes et six policiers municipaux. « J’m’en fous de moi, c’est lui qui compte », lançait Bagui à travers son beau sourire au public resté nombreux dans la salle d’audience jusqu’à cette heure tardive de la nuit.
Le procès des deux frères
Traoré, qui s’est tenu hier devant le tribunal de Pontoise (Val d’Oise), était
bien « hors norme » comme l’a qualifié l’avocate des policiers et
gendarmes, Me Caty Richard, dans sa plaidoirie. « Une procédure de
comparution immédiate malheureusement simple et ordinaire », pour le
procureur adjoint de Pontoise, Francois Capin-Dulhoste, qui oublie que jamais
les personnes poursuivies pour de tels faits n’ont droit à une audience fleuve
de onze heure, avec huit parties civiles présentes au procès (et en uniforme
s’il vous plait), onze témoins cités par la défense et autant entendus durant
l’enquête...
Les faits remontent au 17
novembre 2016, aux alentours de 20h45. La maire UDI de Beaumont sur Oise,
Nathalie Groux, souhaite mettre au vote du conseil municipal une prise en
charge par la municipalité des frais de justice pour sa plainte en diffamation
contre Assa Traoré. Cette dernière, accompagnée de sa famille et de ses
soutiens, décide de venir assister à la séance. Une « provocation »
pour le procureur adjoint. « Vous pensiez sérieusement que vous seriez
autorisés à assister au conseil municipal avec la cinquantaine de personnes qui
vous accompagnait ? » lance-t-il à Assa Traoré, venue déposer à la
barre comme témoin.
« Vous pensez que ce n’est pas normal que j’assiste au conseil municipal ?, lui répond, sans se départir de son calme olympien, la sœur d’Adama. On a le droit d’y assister, comme tout citoyen. Surtout sur une question qui nous concerne directement, puisqu’il s’agit de nos impôts. Je n’ai jamais demandé à ce que tout le monde puisse entrer. »
Pour vérifier cette
affirmation, la présidente du tribunal a passé des heures a demandé aux onze
témoins cités par la défense comment ils avaient eu l’information, au cas où la
famille Traoré aurait eu l’outrecuidance de pousser les Beaumontois à
s’intéresser à la vie politique locale... A une maman venue avec ses
enfants :
- Vous pensiez que vous pourriez rentrer dans la mairie avec vos enfants, la poussette, etc ?- Bah oui.- Ça aurait été un peu difficile…- Ma grande étudie la démocratie locale en ce moment à l’école, je me suis dit que ce serait instructif…
La fillette et son petit frère
de huit mois gazés par les policiers municipaux n’ont sans doute pas apprécié
le cours d’éducation civique… Car les choses dégénèrent rapidement. Pour
l’occasion, tous les effectifs municipaux – six policiers dont deux maitres
chiens – sont mobilisés, accompagnés de gendarmes en renfort. « Il y
avait, en tout, 47 membres des forces de l’ordre, a calculé l’avocate des
frères Traoré, Me Noémie Saidi-Cottier. Contre une quarantaine de personnes,
avec des poussettes et des personnes âgées. » « Une foule
hostile » d’après les policiers. Des gens « excédés » de se voir
refuser l’entrée de la salle du conseil, disent les témoins, qui reconnaissent
que les « insultes ont fusées ». Bagui Traoré aurait alors insulté et
menacé des agents puis donné un coup de poing à une policière municipale.
Devant le tribunal, il nie avec véhémence : « J’ai rien fait de tout ça. »
Confronté aux policiers et gendarmes, il finit par exploser :
« Ils portent les couleurs de la France et ils mentent devant vous ! Y avait tout le quartier ce soir-là, pourquoi y a que nous ici ? C’est un complot. Ils savent qu’ils vont avoir des problèmes juridiquement, après la mort de mon frère, c’est pour ça qu’ils s’en prennent à nous. Quand on a été emmenés en prison, un gendarme nous a dit : ‘Vous êtes ici parce que votre sœur fait trop de bruit’».
A au moins trois reprises,
policiers municipaux et gendarmes font usage de leurs grenades lacrymogènes -
sans les deux sommations obligatoires. « Pour se protéger », se
justifient-ils à la barre. Mais leurs dépositions sur les faits sont floues et
contradictoires. La policière s’est pris un « coup de poing » ?
Elle n’a pas vu son agresseur. Pourquoi, alors, porter plainte contre
Bagui ?, s’étonne Me Bouzrou. « Un collègue m’a dit que c’était
lui. » Ce collègue en question se trouvait pourtant à plusieurs mètres de
la mêlée, au milieu des gaz lacrymogènes et a tenu à modifier sa propre
déposition le surlendemain des faits... L’autre policière qui s’est fait
cracher dans le dos ? Elle n’a pas vu les faits, mais a « très bien
entendu » et c’est le même policier municipal qui assure que Bagui est l’auteur
du crachat. La policière municipale qui a utilisé sa
« gazeuse » ? Elle voulait « protéger » son collègue
victime de coups de pied, alors que lui-même reconnaît qu’il n’a subit aucune
violence. Quant au maître chien qui a déposé plainte contre X pour violences,
il a été mordu par son propre berger allemand…
« C’est une enquête pourrie, minable, bidon ! », tonne Me Yassine Bouzrou qui met en cause l’absence de perquisition, d’auditions des élus de l’opposition et les « déclarations évolutives » des forces de l’ordre. « Le doute profite aux prévenus » rappelle –t-il au tribunal. « Il n’y a rien de tangible, aucun élément probant », renchérit sa consœur Me Noémie Saidi-Cottier, qui rappelle que Bagui Traoré, condamné douze fois, dont sept quand il était mineur, s’est amendé depuis sa sortie de prison en 2013 : « Il est devenu père, gagne sa vie, aide sa mère, il est parfaitement inséré. » Depuis la mort de son frère Adama, « il fait des cauchemars terribles, prend des médicaments ». « Il l’a vu recousu et ne s’en remet pas. »
Mais pour le procureur adjoint
Francois Capin-Dulhoste, la défense, en faisant citer onze témoins à
l’audience, a « enfumé cette procédure » avec un « show à
l’américaine ». Il requiert six mois de prison contre Youssouf, dix pour
Bagui, avec interdiction de séjour à Beaumont pour les deux frères et maintien
en détention. « Ça suffit, les amalgames sont insupportables, martèle
t-il. Ce ne sont pas des prisonniers politiques ! » Dans sa
plaidoirie, l’avocate Noémie Saidi-Cottier lui répond : « Ce n’est
pas un complot que nous craignons aujourd’hui, c’est une erreur
judiciaire. » Elle n’a visiblement pas été entendue.
Aie. Tristesse et colère.
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