jeudi 30 mai 2019

« Je te tue à la place de ma femme »

Sur les bancs en bois de la cour d’assises de Paris, elles se sont assises tous les jours de la semaine au même endroit, comme pour respecter une hiérarchie implicite des souffrances. Au premier rang, Koumba Sylla, 46 ans, les cheveux recouverts d’un tissu beige, entourée de ses enfants et de son mari. Tête haute et visage de marbre; seule la position de son corps, penché sur le côté, témoigne de la douleur qui doit être la sienne, deux ans et demi après avoir vu son corps lacéré d’une douzaine de coups de couteau. Derrière elle, sa sœur Sira Sylla, 37 ans, visage rond et voile fleuri, pleure parfois silencieusement quand les témoignages évoquent la tentative d’assassinat sur sa sœur. Jamais quand sont évoqués les coups et les viols qu’elle a subis pendant des années de son mari, Hamady Gassama. Cet homme de 48 ans a comparu la semaine dernière devant la cour d’assises de Paris pour tentative d’assassinat, violences répétées, menaces de mort et viols sur conjoint.

Koumba aurait pu ne jamais être sur ce banc. Plusieurs personnes sont venues le dire à la barre. Le 1er octobre 2016, lorsque les pompiers la transportent à l’hôpital Georges-Pompidou en état de choc hémorragique, son pronostic vital restera «très engagé» pendant trois jours. «C’est assez rare qu’on ait autant de sang sur une scène de crime, est venu confier à la cour d’assises le commandant de police en charge de l’enquête. La semaine dernière, on avait à peu près la même quantité, la victime est décédée.» À la barre, le policier commente les photos, sur rétroprojecteur, de ces «flaques de sang». Dans le public, les plus jeunes enfants de Sira et Koumba se cachent les yeux de leurs mains; les jurés, livides, détournent le regard. «Sans prise en charge immédiate, elle serait décédée», confirme le médecin légiste, qui détaille ses quatorze cicatrices: deux sur le sein gauche, quatre au thorax, huit sur l’abdomen. Les poumons, l’intestin grêle, l’estomac et le côlon ont été touchés, Koumba a subi quatre interventions, huit mois d’hospitalisation. Au juge d’instruction, elle dit qu’elle a vu «son intestin sortir de son ventre». Une survivante donc, qui n’a pas une grimace de douleur durant le procès, mais qui, lorsque l’accusé – au dernier jour des débats et sans la regarder – demande des excuses à sa «sœur», tourne lentement la tête de gauche à droite en regardant fixement devant elle. Pas de pardon pour celui qui a «cassé» sa vie.

Si elle n’avait pas survécu, Koumba aurait rejoint la longue liste des victimes de féminicides de l’année 2016. Inventé par Diana Russel en 1976, ce terme, aujourd’hui reconnu par l’ONU et l’OMS, désigne le «
meurtre d’une femme en raison de son sexe». Il est inscrit au Code pénal de plusieurs pays d’Amérique latine et de nombreuses féministes l’utilisent pour faire sortir ces infractions de la rubrique des faits divers où ils sont cantonnés à des «crimes passionnels» ou des «drames familiaux». Ici, ce n’est pas sa femme qu’Hamady Gassama a tenté de tuer, mais la sœur de celle-ci. «En touchant Koumba, il a touché sa femme en plein cœur, a plaidé Me Maud Touitou devant la cour. Il a décapité le clan des femmes, dont elle était l’aînée.»

Dans le box des accusés, Hamady Gassama, carrure imposante, lunettes noires carrées et cheveux ras, multiplie les provocations. Au président, Olivier Deparis, qui l’interroge sur son enfance au Mali en lui demandant s’il vivait dans une maison, il répond, agacé
: «Bien sûr, on vit pas dans les arbres, on a des maisons comme vous en France.» Sur les faits, il nie tout, en bloc. La vie commune? «Ça se passait très bien, y avait pas de problèmes. Je n’ai jamais frappé ma femme, jamais!» Les viols racontés par Sira? «Jamais de la vie, c’est elle qui en demandait plus que moi.» La tentative d’assassinat sur sa belle-sœur? C’est Koumba qui aurait sorti un couteau et tenté de l’agresser. «Quand j’ai récupéré le couteau, moi aussi j’ai donné des coups», dit-il avant de souffler: «Moi aussi, je suis une victime.»

Tailleur à Bamako, Hamady Gassama a épousé sa cousine germaine, Sira, en 1997. «
Un mariage arrangé?» demande le président. «Oui, je la connaissais pas avant, mais quand je l’ai vue, je l’ai aimée.» Il avait 26 ans, elle 15 ans et demi. Deux ans plus tard, Hamady arrive en France, Sira le rejoint quelques mois après, enceinte de leur premier enfant. Ils ont encore une petite fille avant que le couple ne se sépare, en 2000. «Un jour il a disparu et on n’a plus eu de nouvelles de lui», résume à la barre leur fille aînée, infirmière étudiante. Sira se met en couple avec un autre homme, avec qui elle a une petite fille, Maryam. En 2008, lorsque Hamady revient, elle vit seule et refuse de reprendre la vie commune. Mais le «conseil de famille» lui impose de renouer avec son mari, «pour les enfants».

«
La violence chez eux, c’était tout le temps», raconte à la barre la meilleure amie de Sira. Le dossier fait état de violences aggravées: des coups de balai sur son fils, Abdou, aujourd’hui réfugié au Mali; sur sa belle-fille Maryam, son «souffre-douleur», qu’il «frappe constamment»; des coups de ceinture, de poings, de pieds, sur sa femme, qui doit subir une opération du cuir chevelu en 2016. «Pendant vingt ans, Sira a vécu dans la peur, la peur des coups, la peur des viols», résume son avocate, Margot Boittiaux.

Lorsqu’elle est reçue par les enquêteurs en décembre 2016, Sira déclare avoir subi des relations sexuelles forcées «
un nombre incalculable de fois». «Quand il voulait, je n’avais pas le choix», répète-t-elle devant la cour d’assises. Elle décrit deux viols, le premier en 2000, alors qu’elle est enceinte de leur fils aîné (« il m’a prise par le cou pour me forcer»); le deuxième en avril 2016: «Je dormais, il s’est mis sur moi. Je lui ai dit: “Je vais appeler la police”, il m’a répondu: “Le temps qu’ils arrivent, je te tuerai.”» Après cet épisode, la nuit, Sira s’enferme à clé dans la chambre des enfants.

«
Entre 2000 et 2016, y a-t-il eu d’autres viols?» l’interroge le président Olivier Deparis, visiblement agacé de ses imprécisions. «Oui, à plusieurs reprises, c’est quelqu’un qui se comporte comme ça. Parfois, les enfants étaient dans la cuisine ou le salon, on était dans la chambre…», murmure Sira en soninké. Elle se perd dans des détails, les jurés parisiens s’ennuient, un homme bâille dans le public. Le président se tourne vers l’interprète: «On voudrait savoir s’il y a eu plusieurs viols, si elle a été contrainte par des coups ou de la menace. Est-ce qu’elle peut nous donner des indications sur le nombre de fois où les faits se sont produits?» «Y en a eu tellement que je ne peux pas me souvenir de tout avec le détail, il me faisait peur, j’ai pas tout compté.» Derrière elle, sur les bancs des parties civiles, toute sa famille la regarde.

Sira n’a cessé d’alerter sur les violences qu’elle subissait. Le conseil de famille d’abord, qui refuse sa demande de divorce. «
Cette affaire, c’est aussi l’échec de ce modèle-là, qui n’a pas fonctionné», a plaidé son avocate, Margot Boittiaux. À l’audience, sa sœur Koumba a dit: «Les conseils de famille, c’est fini.» Devant le silence des «tontons», Sira se rend au commissariat, à deux reprises. La première fois, personne ne prend sa plainte. Le 14 septembre 2015, treize mois avant la tentative d’assassinat, elle décrit à un policier un mari violent et alcoolique qui la menace de mort. Une main courante est déposée. Un an plus tard, Sira décide de mettre son mari à la porte. Le soir du 30 septembre 2016, elle fait changer la serrure de leur appartement parisien. «C’est un acte courageux et volontaire, souligne Me Boittiaux. C’est sa réponse à elle à la violence. Parce qu’elle ne voulait pas suivre le cours des choses, enfermée dans un système qui ne pouvait pas l’aider, Sira a le sentiment d’avoir ruiné sa vie et celle de sa sœur.»

Lorsqu’il rentre cette nuit-là et ne peut pénétrer chez lui, Hamady appelle la police. Aux agents, Sira montre le bail et les factures d’électricité à son nom, les policiers refusent qu’il réintègre le foyer. Il passe la nuit dans un local à poubelles. Au matin du 1er octobre, Koumba vient rendre visite à sa sœur Sira. Lorsqu’elle repart, vers 11
h50, elle se retrouve face à Hamady. «Quand la porte de l’ascenseur s’est ouverte au rez-de-chaussée, il a posé son pied pour empêcher qu’elle se referme, raconte Koumba, assise sur une chaise. Il a sorti un couteau de son blouson et a dit: “Comme Sira n’est pas là, je te tue à la place de ma femme.”» Yacoubou, le fils de Koumba, aujourd’hui âgé de 18 ans, a assisté à la scène, il raconte la suite: «J’ai vu Hamady poignarder ma mère de plein fouet. J’ai vu les traces de sang qui giclaient. J’ai crié, crié, crié.» Ses cris alertent une voisine, qui interrompt Hamady, recueille Koumba dans son appartement et lui fait des points de compression. Devant les policiers qui le menottent à terre et l’emmènent au commissariat, Hamady répète: «Elle le méritait, j’espère qu’elle va crever.»

Après trois jours et demi de débats, l’avocate générale, Sylvie Kachaner, a décrit un «
enfer conjugal et familial»: «Ce qu’a commis Hamady Gassama à travers sa belle-sœur est bien un crime conjugal, il a englobé les deux sœurs dans un même schéma de haine.» La magistrate a requis vingt-cinq années de réclusion criminelle. «Une peine disproportionnée», selon l’avocat de la défense, Franck Levy, pour qui ni les violences ni les viols ne sont caractérisés. «Êtes-vous en état de savoir comment se passe un viol chez Gassama? Plutôt le matin, le soir? Avec préservatif? Qu’est-ce qu’il pratiquait? Vous n’avez rien.»

Vendredi, après trois heures de délibéré, la cour d’assises de Paris a condamné Hamady Gassama à vingt-deux années de réclusion criminelle pour tentative d’assassinat, menaces et violences récurrentes sur conjoint. Elle l’a acquitté des faits de viols, estimant que «
les seules déclarations de la partie civile (…), en l’absence de dépôt de plainte et, en conséquence, de toute enquête et de toute constatation médicale, ont paru insuffisantes pour justifier de la culpabilité de l’accusé». À titre de peine complémentaire, la cour a prononcé, une fois la peine de prison exécutée, une interdiction définitive du territoire français.

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