C’est sans doute pire que prévu. Les associations de lutte contre le proxénétisme attendaient du procès Carlton qu’il raconte la réalité
sordide de la prostitution, sa banalisation dans les milieux des
affaires et du luxe, qu’il mette à nu l’indifférence des clients. Depuis
le premier jour d’audience, le 2 février dernier, pas un jour ne se
passe sans qu’un silence glacial ne s’abatte sur la grande salle au
sous-sol du tribunal de Lille. Devant le micro qui résonne sur les murs
en bois et en béton, les anciennes prostituées racontent l’horreur. Et
le public, chaque jour plus nombreux à côté des centaines de
journalistes accrédités, écoute tétanisé cette réalité, ces mots
insupportables, ces scènes qui resteront à jamais graver dans la tête de
ceux qui les écoutent.
Faut-il tout raconter? La question est chaque jour plus prégnante. Parce que les débats sont parfois graveleux? Parce que certains médias s’en délectent dans un traitement «putassier», comme l’a dénoncé Politis ? Mais si les quatre parties civiles qui témoignent dans ce procès, ces anciennes prostituées terrorisées à l’idée que leurs identités puissent être dévoilées, ont le courage de venir à la barre, c’est aussi pour que cette réalité soit entendue. «Ne rien dire, c’est laisser dire des choses fausses», a résumé mardi l’une d’entre elles.
La plus spectaculaire est Jade. Elle a une voix claire et haute, qui se brise parfois à l’évocation de ses souvenirs et décrypte avec une intelligence remarquable les rouages de sa propre vie. Au deuxième jour d'audience (lire ici), Jade a eu cette phrase, qui restera certainement emblématique du procès. Au président qui lui demande comment elle a commencé, elle répond : «Un soir, j’ai ouvert mon frigo, il était vide ou presque, je me suis dit qu’il fallait que je me lance… J’ai composé sept, huit fois le numéro d’une petite annonce. J’étais morte de trouille. J’avais rendez-vous avec un chauffeur, on a dû s’arrêter sur l’autoroute, j’étais indisposée tellement j’avais peur.» Toutes ont plongé pour des raisons financières, elles racontent les enfants en bas-âge, le père absent, les sollicitations sexuelles. Il y a aussi ce dont elles ne parlent pas : les traumatismes de l’enfance, des abus sexuels pour au moins deux d’entre elles.
Avec des mots de plus en plus crus, Jade raconte la soumission du corps et la domination des clients. «Avez-vous parlé à Dominique Strauss-Kahn ?», lui demande le président Bernard Lemaire. «Je ne pouvais pas, je l’avais en bouche», répond-elle, prosaïque. Les prostituées ne bavardent pas. «On est payé pour accomplir un acte sexuel», résume Jade. Quitte à ce que celui-ci se transforme en viol. Car, que penser de cette scène de l’hôtel Amigo à Bruxelles, où Jade subit une sodomie forcée de la part de l’ancien directeur du FMI ? «Quand j’ai tourné le dos, j’ai subi une pénétration à laquelle j’aurais dit non si j’avais eu le temps. Chaque fois que je vois sa photo, je subis cet empalement de l’intérieur qui me déchire.» Voilà la réalité de la prostitution. N’en déplaise à DSK qui n’avait pas «réalisé», dit-il avec désinvolture, à quel point il avait «choqué» Jade. Visiblement, le plaisir féminin n’est pas la priorité du «libertin»…
Un linguiste se régalerait au procès du Carlton. Les mots employés d’un côté et de l’autre de la barre en disent long sur le fossé qui sépare les parties civiles de la défense. D’un coté les mots durs des anciennes prostituées qui parlent d’«abattage» et de «boucherie» ; de l’autre les euphémismes. Les prévenus, en costumes sombres, parlent «parties fines», «partouzes», «libertinage», «plaisir», «fête», «sexualité ludique». Dans les SMS échangés entre Fabrice Paszkowski, organisateur des soirées et recruteur des prostituées et Dominique Strauss-Kahn, lus hier matin à l’audience, les deux hommes désignent les femmes par toutes sortes de qualificatifs : «matériel», «cadeau». «J’ai de très belles et nouvelles choses pour mon déplacement. Je pars à Courchevel mercredi pour tester», écrit par exemple Fabrice Paszkowski. Les prostituées sont chosifiées au sens propre, déshumanisées. «Dans les SMS, on se lâche facilement, se défend DSK. Ce n’est pas destiné à être lu.» Mais cela en dit long sur leur conception des femmes – qu’ils sachent ou non que ce sont des prostituées.
Chez ces puissants qui comparaissent aujourd’hui pour proxénétisme, on ne dit pas les mots. Trop vulgaire, sans doute. A la barre, David Roquet parle des «massages» dont il a bénéficié, en faisant de grands moulinets avec ses bras.
Mordante, la représentante du ministère public reprend aussi Fabrice Paszkowski qui parle de ses «copines» : «C’était des prostituées, monsieur.» Depuis le début du procès, l’organisateur de ces soirées répète qu’il ne comprend pas ce qu’il fait là : « Je n’ai jamais eu le sentiment de commettre des actes répréhensibles ». « C’était d’une banalité ordinaire », soupire David Roquet.
Et soudain, au milieu de cette fange, un vieux monsieur se lève et se présente à la barre. Avec sa couronne de cheveux blancs et sa voix grave, il ressemble à un moine. En fait c’est un « ange gardien », celui des parties civiles, qu’il soutient et accompagne depuis des années. Bernard Lemettre, délégué régional du Nord pour le Mouvement du Nid, association de terrain qui vient en aide aux prostituées et partie civile dans le procès du Carlton. Le temps est comme suspendu à ses mots, ceux que l’on n’a pas entendus depuis dix jours. Le vieil homme parle de «pute», de «bordel», de «viol». Il dit simplement : «Le vagin d’une femme n’est pas fait pour être pénétré dix fois d’affilé.» Il suit Jade depuis trois ans. «Sortir de la prostitution, c’est comme sortir d’un tombeau. Celles qui sont encore prostituées disent qu’elles sont heureuses, elles ne peuvent pas dire autre chose. Ce discours est malheureusement exploité par les médias. Ensuite, quand on a travaillé sur soi, on réalise la violence. Il faut alors accepter de vivre dans un corps qui a été pénétré. C’est un travail de longue haleine.»
D’une voix posée, avec des mots simples, Bernard Lemettre plaide pour l’abolition : «Notre société doit un jour se débarrasser de la prostitution. C’est un rêve et j’espère qu’un jour ce sera la réalité. En France, la loi arrive au Sénat, mais ça ne va pas être immédiat. Je voudrais que cette loi serve aux petits garçons d’aujourd’hui, pour qu’ils grandissent dans un pays où être client ne sera plus la normalité.» La salle est figée. Me Henri Leclerc, 80 ans, se lève. «Monsieur, je voudrais vous remercier pour ce moment d’humanité», dit-il visiblement ému. Ancien président de la Ligue des droits de l’homme, il est aujourd’hui l’avocat de Dominique Strauss-Kahn. Le procès du Carlton est décidément un procès pour proxénétisme hors du commun.
Faut-il tout raconter? La question est chaque jour plus prégnante. Parce que les débats sont parfois graveleux? Parce que certains médias s’en délectent dans un traitement «putassier», comme l’a dénoncé Politis ? Mais si les quatre parties civiles qui témoignent dans ce procès, ces anciennes prostituées terrorisées à l’idée que leurs identités puissent être dévoilées, ont le courage de venir à la barre, c’est aussi pour que cette réalité soit entendue. «Ne rien dire, c’est laisser dire des choses fausses», a résumé mardi l’une d’entre elles.
La plus spectaculaire est Jade. Elle a une voix claire et haute, qui se brise parfois à l’évocation de ses souvenirs et décrypte avec une intelligence remarquable les rouages de sa propre vie. Au deuxième jour d'audience (lire ici), Jade a eu cette phrase, qui restera certainement emblématique du procès. Au président qui lui demande comment elle a commencé, elle répond : «Un soir, j’ai ouvert mon frigo, il était vide ou presque, je me suis dit qu’il fallait que je me lance… J’ai composé sept, huit fois le numéro d’une petite annonce. J’étais morte de trouille. J’avais rendez-vous avec un chauffeur, on a dû s’arrêter sur l’autoroute, j’étais indisposée tellement j’avais peur.» Toutes ont plongé pour des raisons financières, elles racontent les enfants en bas-âge, le père absent, les sollicitations sexuelles. Il y a aussi ce dont elles ne parlent pas : les traumatismes de l’enfance, des abus sexuels pour au moins deux d’entre elles.
Avec des mots de plus en plus crus, Jade raconte la soumission du corps et la domination des clients. «Avez-vous parlé à Dominique Strauss-Kahn ?», lui demande le président Bernard Lemaire. «Je ne pouvais pas, je l’avais en bouche», répond-elle, prosaïque. Les prostituées ne bavardent pas. «On est payé pour accomplir un acte sexuel», résume Jade. Quitte à ce que celui-ci se transforme en viol. Car, que penser de cette scène de l’hôtel Amigo à Bruxelles, où Jade subit une sodomie forcée de la part de l’ancien directeur du FMI ? «Quand j’ai tourné le dos, j’ai subi une pénétration à laquelle j’aurais dit non si j’avais eu le temps. Chaque fois que je vois sa photo, je subis cet empalement de l’intérieur qui me déchire.» Voilà la réalité de la prostitution. N’en déplaise à DSK qui n’avait pas «réalisé», dit-il avec désinvolture, à quel point il avait «choqué» Jade. Visiblement, le plaisir féminin n’est pas la priorité du «libertin»…
Un linguiste se régalerait au procès du Carlton. Les mots employés d’un côté et de l’autre de la barre en disent long sur le fossé qui sépare les parties civiles de la défense. D’un coté les mots durs des anciennes prostituées qui parlent d’«abattage» et de «boucherie» ; de l’autre les euphémismes. Les prévenus, en costumes sombres, parlent «parties fines», «partouzes», «libertinage», «plaisir», «fête», «sexualité ludique». Dans les SMS échangés entre Fabrice Paszkowski, organisateur des soirées et recruteur des prostituées et Dominique Strauss-Kahn, lus hier matin à l’audience, les deux hommes désignent les femmes par toutes sortes de qualificatifs : «matériel», «cadeau». «J’ai de très belles et nouvelles choses pour mon déplacement. Je pars à Courchevel mercredi pour tester», écrit par exemple Fabrice Paszkowski. Les prostituées sont chosifiées au sens propre, déshumanisées. «Dans les SMS, on se lâche facilement, se défend DSK. Ce n’est pas destiné à être lu.» Mais cela en dit long sur leur conception des femmes – qu’ils sachent ou non que ce sont des prostituées.
Chez ces puissants qui comparaissent aujourd’hui pour proxénétisme, on ne dit pas les mots. Trop vulgaire, sans doute. A la barre, David Roquet parle des «massages» dont il a bénéficié, en faisant de grands moulinets avec ses bras.
« Des massages, c’est-à-dire ? », lui demande la substitut du procureur, Aline Clérot.
- Hé bien des massages..., répond-il gêné, en continuant ses moulinets. Des fellations quoi.
- Pourquoi vous dites massages et pas fellation ?
- Ah non, moi je ne dis jamais fellation, je dis massage, les gens comprennent parce que j’ai l’air heureux.
Mordante, la représentante du ministère public reprend aussi Fabrice Paszkowski qui parle de ses «copines» : «C’était des prostituées, monsieur.» Depuis le début du procès, l’organisateur de ces soirées répète qu’il ne comprend pas ce qu’il fait là : « Je n’ai jamais eu le sentiment de commettre des actes répréhensibles ». « C’était d’une banalité ordinaire », soupire David Roquet.
Et soudain, au milieu de cette fange, un vieux monsieur se lève et se présente à la barre. Avec sa couronne de cheveux blancs et sa voix grave, il ressemble à un moine. En fait c’est un « ange gardien », celui des parties civiles, qu’il soutient et accompagne depuis des années. Bernard Lemettre, délégué régional du Nord pour le Mouvement du Nid, association de terrain qui vient en aide aux prostituées et partie civile dans le procès du Carlton. Le temps est comme suspendu à ses mots, ceux que l’on n’a pas entendus depuis dix jours. Le vieil homme parle de «pute», de «bordel», de «viol». Il dit simplement : «Le vagin d’une femme n’est pas fait pour être pénétré dix fois d’affilé.» Il suit Jade depuis trois ans. «Sortir de la prostitution, c’est comme sortir d’un tombeau. Celles qui sont encore prostituées disent qu’elles sont heureuses, elles ne peuvent pas dire autre chose. Ce discours est malheureusement exploité par les médias. Ensuite, quand on a travaillé sur soi, on réalise la violence. Il faut alors accepter de vivre dans un corps qui a été pénétré. C’est un travail de longue haleine.»
D’une voix posée, avec des mots simples, Bernard Lemettre plaide pour l’abolition : «Notre société doit un jour se débarrasser de la prostitution. C’est un rêve et j’espère qu’un jour ce sera la réalité. En France, la loi arrive au Sénat, mais ça ne va pas être immédiat. Je voudrais que cette loi serve aux petits garçons d’aujourd’hui, pour qu’ils grandissent dans un pays où être client ne sera plus la normalité.» La salle est figée. Me Henri Leclerc, 80 ans, se lève. «Monsieur, je voudrais vous remercier pour ce moment d’humanité», dit-il visiblement ému. Ancien président de la Ligue des droits de l’homme, il est aujourd’hui l’avocat de Dominique Strauss-Kahn. Le procès du Carlton est décidément un procès pour proxénétisme hors du commun.
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