« SCI X. contre M. et Mme D. ! », clame enfin l’huissier. Le couple se lève. Elle, jeune femme souriante en boubou vert et rose, cheveux couverts par un foulard ; lui, chemise colorée, cheveux poivre et sel, lunettes rondes sur le bout du nez. L’avocat du bailleur commence : « Nous demandons l’expulsion pour suroccupation. Ils sont au moins neuf dans cet appartement, alors que le bail n’en autorise que trois ! Ils ont sous-loué l’endroit qui est, de facto, très mal entretenu. » Le couple ne cille pas. Djibril continue à tourner en rond, cette fois-ci autour de la barre. « Cette situation n’est pas du tout celle que connaissent mes clients, répond posément leur avocate, Me Carole Yturbide. Quand ils sont arrivés, ils ont eu un bail pour une chambre de ce grand appartement, où la cuisine et la salle de bain sont communes. Ils ne connaissaient pas les autres familles. Le rapport de la direction de l’habitat et du logement note une absence de chauffage, des infiltrations d’eau, des murs humides et dégradés, de la peinture au plomb, des équipements sanitaires et une installation électrique en mauvais état. Et des cafards. » Depuis 2006, M. et Mme D. paient 1000 euros par mois pour cette chambre de 9 m2 dans laquelle ils vivent avec leurs quatre enfants. Ils réclament 8500 euros de dommages et intérêts. Décision mise en délibéré.
Justice de proximité, le tribunal d’instance cultive l’informel. Immeuble moderne sans âme, entre une banque et une compagnie d’assurance, un simple interphone permet l’ouverture des portes vitrées. Ascenseur, quatrième étage. Une salle d’audience au fond d’un couloir en moquette. La lumière au néon éclaire une grande salle toute en longueur pleine à craquer. Les fenêtres révèlent le ciel gris et les tours marron balbiniennes. Le public se tient, raide, sur des chaises en plastique, derrière les avocats dans leurs fauteuils en cuir. Sur une petite estrade, le bureau du juge unique, accompagné d’un greffier. La barre est inutile : avocats, plaignants et défendeurs s’adressent au juge directement devant la table de loi. « On n’est pas à la cour d’assises ici, c’est plus convivial », relève une juge. La justice pour les pauvres est une justice décontractée.
On les appelle « les petits juges », ces magistrats qui officient sur les litiges de la vie quotidienne, loin des cours d’assises prestigieuses. Peu leur importe tant ils semblent portés par leur tâche. « C’est une fonction passionnante en prise avec le quotidien du citoyen, défend Emilie Peckeur, présidente de l’association nationale des juges d’instance. Nous allons dans le sens d’une plus grande justice sociale, puisque nous intervenons dans un sens favorable aux plus faibles. Par exemple, une pratique courante consiste à rééquilibrer partiellement entre ceux qui ont les moyens de se payer un avocat et les autres. »
Régulièrement, les tribunaux d’instance se retrouvent sur la sellette. Dernière saignée en date : en 2007, Rachida Dati, garde des Sceaux de Nicolas Sarkozy, supprimait 176 TI dans sa nouvelle carte judiciaire… Avec le projet de loi sur la justice du XXIe siècle de Christiane Taubira, les tribunaux d’instance devraient récupérer de nouveaux litiges : ceux des juges de proximité des tribunaux de grande instance, les contraventions de cinquième classe des tribunaux de police ou encore le départage prud’hommal. « Le tribunal d’instance revient ainsi à son cœur de métier, qui est l’accès au juge et à la justice de proximité », défend-t-on à la Chancellerie. Pourtant, à Paris, d’ici fin 2015, tous les tribunaux d’instance seront regroupés dans la nouvelle cité judiciaire aux Batignolles. « Les tribunaux d’instance sont de petites entités indépendantes, il y a une volonté de nous regrouper dans de grandes entités pour mieux nous contrôler, regrette Emilie Peckeur. Et il est clair que les surendettés ne vont pas monter sur des grues pour protester ! ».
Un jeudi matin d’hiver. Audience de surendettement. Ils sont engoncés dans leurs manteaux dont ils n’ont su que faire. Sur la table entre eux et la juge, ils posent une chemise en carton. Un couple d’une cinquantaine d’années, lui presque chauve, elle cheveux courts. Les deux portent des lunettes. Tout chez eux transpire la vie usée par le travail, la fatigue des horaires décalés, les fins de mois qui n’en finissent pas. Les pantalons et les chaussures sont usés, les traits tirés. L’organisme de crédit Cofinoga (1) conteste le nouveau plan de remboursement de leur crédit et demande le maintient de celui de 2009. Sauf que depuis, il s’en est passé des choses. « J’ai failli avoir un licenciement, explique madame. Je leur ai dit que je pouvais pas être licenciée avec mes dettes… Ils m’ont mis sur un autre emploi, comme femme de ménage. Mais maintenant mon salaire est de 1600 euros. Avant sur le site PSA (2), je travaillais la nuit pour 1800/1900 euros. Mais j’ai eu des problèmes de santé, on m’a diagnostiqué une polyarthrite. » La juge, Sophie Bourla-Ohnona, écoute, bienveillante. « Vous avez vos nouvelles fiches de paie ? ». Les mains tremblantes cherchent dans la chemise en carton. « Mais là, c’est très grave, y’a du chômage, bientôt ». A la juge qui ne comprend pas, madame sort un tract qui annonce deux semaines d’arrêt de travail forcé avant la fin de l’année. La décision est mise en délibéré. La juge glisse au couple : « Allez voir l’association Crésus ou une permanence d’avocats gratuits ».
La plupart des justiciables se présentent sans avocats (« On n'a déjà pas les moyens de payer le loyer, vous croyez qu’on a les moyens d’un avocat ? », nous explique une dame). Ils se défendent seuls, maladroitement, posant des centaines de documents devant le juge. Pas d’interprètes non plus pour les aider, quand beaucoup ne maitrisent pas vraiment le français. La majorité ne connaissent pas l’aide juridictionnelle, qui permet une prise en charge des frais de dépense des personnes démunies. « Les gens qui viennent ici ne comprennent pas ce qu’ils font là, la plupart ont du mal à déchiffrer une assignation », soupire Cécile Deviet. Avec quelques autres avocats du barreau de Bobigny, elle est volontaire à l’aide juridictionnelle pour assister les locataires menacés d’expulsion. Un dossier – pour lequel il faut souvent compter plusieurs jours de travail avec les heures d’attente au tribunal et les tris des documents - leur est payé moins de 500 euros par l’Etat. « On le fait par militantisme, souligne l’avocate. Sinon, qui va les défendre ? S’ils sont expulsés – ce qui reste l’enjeu réel -, ils n’auront plus accès au parc locatif privé et ne pourront pas retrouver un bail public, donc la majorité vont se retrouver à la rue. »
Quand on parle pauvreté, il faut être précis dans les chiffres. Ici, chaque euro compte. La calculatrice est l’outil indispensable du juge du surendettement. Une dame d’une cinquantaine d’années se présente à la barre. Avec ses cheveux blonds bouclés, ses yeux bleus et son pull rose, elle ressemble à Lady Diana, devenue une sexagénaire pauvre. La juge calcule. Fonctionnaire, Madame gagne 1508 euros par mois, elle vit seule. « La banque de France estime les charges mensuelles à 711 euros pour une personne, explique la magistrate. Avec cette somme, vous êtes censée vous nourrir, vous chauffer, vous vêtir, acheter vos titres de transports, regarder la télé, etc. ». On y ajoute 793 euros de loyer, 600 euros d’aide financière à son fils par an, une taxe d’habitation annuelle de 1477. « Ce qui nous fait une capacité de remboursement par mois de... moins 169 euros », calcule la juge. Silence. Madame a une dette locative de 5406 euros, « qui a diminué » d’après la magistrate. Un précédent plan de remboursement a établi des versements de 100 euros par mois. « Je ne sais pas comment elle fait pour sortir cet argent », souffle l’avocat du bailleur. « Elle tient à son toit », répond la juge, qui se tourne vers la fonctionnaire :
- « Pourquoi cette dette locative ?Le plan de remboursement prévoira le versement de 30 euros pendant 96 mois, soit 2880 euros remboursés au final. « Ce sera toujours ça pour les finances publiques », lance la juge.
- J’ai eu des problèmes de santé, mon enfant aussi… Mais là, j’étouffe, à force. Les 100 euros, je dois les payer, j’ai pas le choix, mais c’est énorme.
- Vous ne pouvez pas trouver un complément de salaire ?
- Non, je suis fonctionnaire, j’ai pas le droit.
- L’avocat du bailleur : mais là, d’après les calculs, vous ne pouvez pas payer ! Vous pourriez déménager ?
- La juge : Vous avez quelle surface ?
- 78 m2 . J’y habite depuis 25 ans, je peux pas déménager, je peux pas payer une caution. J’ai pas de voiture, c’est pratique, c’est près des transports…
- Bon, si on baisse à 30 euros par mois de remboursement, ça irait ?
- Oui, ça me soulagerait. »
Une jeune mère célibataire, handicapée, se présente à la barre. Elle travaille à 70% à La Poste pour 1100 euros par mois et a emprunté plus de 25 000 euros avec cinq crédits à la consommation. « Je ne comprends pas comment on n’a pu arriver à un tel montant », soupire la magistrate. « Nous ne dirons rien sur les processus d’acceptation des crédits », lâche, laconique, un avocat. Elle devra rembourser 30 euros durant 76 mois. A chaque audience, la même litanie et des magistrats qui tentent de colmater les brèches de la misère. Indispensables Sisyphe en robes noires.
(1) LaSer Cofinoga est une filiale du Groupe LaSer, société anonyme détenue à parité par le groupe Galeries LaFayette et BNP Paribas Personal Finance.
(2) L’Usine Peugeot Citroën PSA d’Aulnay a définitivement fermé en 2014, laissant sur le carreau 3000 salariés.
Dessins : Julien Jaulin pour l'Humanité
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