On
ne saura jamais ce qu’il s’est passé entre 14 heures et 20h30, vendredi
dernier, derrière les murs clos de la salle des délibérés de la cour
d’assises de Bobigny. Six heures trente durant lesquelles les six jurés
populaires et les trois juges professionnels ont décidé, à la surprise
générale, d’acquitter le policier Damien Saboundjian. Une chose est
sûre: il fallait une majorité qualifiée de six voix sur neuf pour
déclarer le gardien de la paix en état de légitime défense et donc
«pénalement irresponsable». Vu la longueur des délibérations, les débats
ont dû être animés...
A
20h30, l’annonce du verdict par le président de la cour, dans une
ambiance extrêmement tendue, a immédiatement déclenché huées, cris et
slogans du côté des parties civiles et des collectifs contre les
violences policières, venus assister au procès. «La police assassine, la
justice acquitte!», scandaient plusieurs dizaines de personnes en
direction des nombreuses forces de l’ordre présentes dans la salle
d’audience - CRS en tenue et policiers en civil venus soutenir l’accusé.
Ce dernier a été immédiatement exfiltré de la salle d’audience.
Si ce verdict étonne, c’est qu’il va à l’encontre des cinq jours de débats qui se sont tenus devant la cour d’assises de Bobigny. Damien Saboundjian était jugé pour avoir, le 21 avril 2012 à Noisy-le-Sec abattu Amine Bentounsi, un braqueur en cavale, d’une balle dans le dos. Poursuivi pour «violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner», il encourrait une peine de vingt années d’emprisonnement. Le gardien de la paix est donc ressorti libre du tribunal vendredi soir, la cour ayant estimé qu’il avait agit en état de légitime défense. Cette version avait pourtant été largement mise à mal durant les débats.
De
nombreuses zones d’ombre subsistent sur la soirée du 21 avril 2012. Et
le doute a profité à l’accusé. Pourtant, en cas de légitime défense
putative, la charge de la preuve incombe à la partie poursuivie. Or
jamais durant son procès, Damien Saboundjian n’a réussi à prouver
formellement qu’il avait été menacé par Amine Bentounsi ce soir-là. Et
le moins que l’on puisse dire, c’est que sa version des faits est
émaillée de nombreuses invraisemblances.
Ce
que l’on sait, c’est que ce soir là, vers 20h30, Damien Saboundjian
s’est retrouvé seul à bord du véhicule de police pendant que ses trois
collègues coursaient la future victime, un multirécidiviste en cavale
dénoncé quelques minutes plus tôt par un appel anonyme à Police secours.
A bord du véhicule dont la radio ne fonctionnait pas, «il s’est laissé
envahir par cette situation de stress», a jugé l’expert psychologue
Bertrand Phesans jeudi matin à la barre. Le gardien de la paix décide
alors de faire le tour du pâté de maisons pour prendre le fuyard de
court. «C’était une décision irréfléchie, a dénoncé l’avocat général
Loïc Pageot dans son réquisitoire vendredi matin. Il aurait été plus
sage d’attendre tout le monde, d’agir collectivement.»
A
bord de la Renault Kangoo, Damien Saboundjian débouche dans la rue de
la course poursuite, à quelques mètres du fuyard. Dans quel sens ? On ne
le saura jamais avec certitude puisque la voiture, pourtant élément
essentiel de la scène du crime, a été bougée par les policiers avant
l’arrivée de l’Inspection générale des services (IGS, police des
polices). Le policier assure qu’Amine Bentounsi l’a braqué alors qu’il
était encore au volant, avant de reprendre la fuite. Une version qui
n’est pas corroborée par un témoin qui regarde la scène de son balcon,
quatre étages au dessus. Pour l’avocat général, «tout ça n’est pas très
cohérent. D’où mon interrogation : Damien Saboundjian a t-il vraiment
été braqué?» A la psychologue qui l’a rencontré pendant l’enquête, le
gardien de la paix avait déclaré : «Si j’avais su qu’il avait une arme,
je ne l’aurais jamais poursuivi». Et pourtant, il sort de la voiture
pour tenter de rattraper Amine Bentounsi. Sans courir, assure t-il, ni
sortir son arme.
Quelques
mètres plus loin il voit - dans un «effet tunnel» qui lui fait, dit-il,
oublier le reste de la scène - le visage et l’arme d’Amine Bentounsi
pointée vers lui. Le policier sort son arme et tire quatre balles. L’une
touche Amine Bentounsi en plein dos. Il mourra des suites de cette
blessure, dans la nuit, à l’hôpital Georges-Pompidou. C’est sans doute
sur cette partie que l’avocat général a été le plus convainquant lors de
son réquisitoire: «Quand vous êtes face à quelqu’un qui est en train de
vous braquer et que vous avez votre arme dans votre étui, le moins que
l’on puisse dire, c’est que vous avez un temps de retard...» Pour Loïc
Pageot, il est évident que Damien Saboundjian a couru l’arme à la main,
contrairement à ses déclarations, mais conformément aux dires de
plusieurs témoins. Deuxième incohérence de la version officielle:
«Damien Saboundjian sort son arme et que fait Amine Bentounsi? Il se
retourne?» Plusieurs témoins ont affirmé formellement à la barre qu’il
n’avait «jamais» vu le fuyard se retourner vers le policier...
Pour
toutes ces invraisemblances, l’avocat général ne croyait pas à la thèse
de la légitime défense et avait requis une peine de cinq ans
d’emprisonnement avec sursis. Surtout, il réclamait une interdiction
définitive d’exercer le métier de policier car «tout démontre dans
l’attitude de Damien Saboundjian qu’il manque de discernement».
L’issue
de ce procès est d’autant plus préjudiciable à l’institution judiciaire
que les débats avaient également mis en lumière les pressions exercées
durant l’enquête pour qu’il n’ait pas lieu. Pressions des syndicats
policiers défilant, sirènes hurlantes, sur les Champs-Elysées lors de la
mise en examen de leur collègue ; pression du préfet Christian Lambert
sur l’IGS pour «faire gicler» le lieutenant qui avait osé crier sur
Damien Saboundjian durant sa garde à vue; pression politique en pleine
campagne présidentielle, avec Nicolas Sarkozy promettant une
«présomption de légitime défense» pour les policiers. Jusqu’à la barre
de la cour d’assises où, jeudi après-midi, le porte-parole d’Unité SGP
police-FO, Nicolas Comte, cité comme témoin par la défense, était venu
dire aux jurés: «Les policiers de la France entière vous regardent»...
Dans
la même veine, Me Daniel Merchat, avocat du policier, avait plaidé pour
ces forces de l’ordre portées aux nues après les récents attentats à
Paris : «Qu’est ce qu’on doit comprendre? Que lorsqu’un individu
dangereux est sur la voie publique, les policiers doivent se mettre à
l’abri? Ca, je ne peux pas l’entendre, c’est inacceptable », avait-il
plaidé, assurant parler «sous le contrôle de tous les policiers
présents» dans la salle.
L’avocat
général Loïc Pageot s’est aussi adressé à eux lorsqu’il a terminé son
réquisitoire par ces mots d’apaisement : «C’est le travail de la police
d’interpeller les délinquants, ils méritent notre respect et notre
soutien. Mais pas à n’importe quelle condition. Vous devez rendre une
décision qui ne peut pas être interprétée comme un permis de tuer». La
cour d’assises de Bobigny ne l’a malheureusement pas entendu.
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