mardi 12 avril 2016

Les destins perdus des pirates somaliens

Les accusés au premier jour d'audience, par Julien Jaulin

La cour d’assises est un huis clos violent. Pour les parties civiles bien sûr, les accusés sans doute, parfois aussi pour les témoins experts. Vendredi dernier, la cour d’assises de Paris entendait le témoignage de Julien Théron, deux semaines après le début du procès des sept pirates somaliens accusés d’avoir tué le skippeur du Tribal-Kat en septembre 2011. Ce « conseiller en géopolitique des conflits » expose longuement la situation de « l’un des quatre pays les plus pauvres du monde » : une mortalité infantile quarante fois plus élevée qu’en France, un million de déplacés, une femme enceinte qui meurt toutes les deux heures faute de soins, 260 000 Somaliens morts de famine entre octobre 2010 et avril 2012. Suspension d’audience impromptue : dans le box, un accusé s’est évanoui de douleur. Rage de dent, explique son avocat. Il a demandé un rendez-vous avec le dentiste il y a quarante-cinq jours, mais en prison...

Trois heures plus tard, l’audience reprend avec un accusé souriant d’être enfin sous traitement. Face à l’expert, l’avocate générale, Sylvie Kachaner, robe rouge ornée d’une imposante médaille, glaciale :

« Pensez-vous, monsieur, que la faim justifie les moyens ?
– Je pense que, pour expliquer des faits génériques comme la piraterie, il faut essayer de comprendre les causes.
– Quelle est l’espérance de vie en Somalie ?
– 55 ans, d’après la Banque mondiale. 82 ans en France.
– 55 ans, c’est exactement l’âge auquel on a brutalement enlevé toute espérance de vie à Christian Colombo. »
Désappointé, l’expert repart, le rouge aux joues.

Depuis deux semaines, sept hommes de 21 à 36 ans se serrent dans le box des accusés. En pantalons et vestes de jogging, cheveux rasés, yeux rivés au sol. Pour les différencier, le président de la cour d’assises, Philippe Jean-Draeher, reprend la méthode étonnante utilisée pendant l’instruction, chaque accusé est désigné par un numéro : « Pirate numéro un, deux, trois » et ainsi de suite. Un nom est parfois accolé, pas toujours.

Seules les parties civiles semblent gênées de les numéroter. « Je n’ai pas réussi à retenir leurs noms », s’excuse Évelyne Colombo. Cette femme élégante de 58 ans, cheveux gris coupés court et chemisier blanc, raconte sa vie avant le drame : le couple Colombo a vendu sa maison dans le Var pour construire le Tribal-Kat, un catamaran dernier cri pour partir autour du monde pendant dix ans, le « rêve d’une vie ». Quelques années auparavant, Christian a survécu à un cancer. Ancien infirmier dans la marine, il s’était promis de partir s’il en réchappait. « Il m’aurait dit ‘‘On ne le fait pas’’, j’aurais été ravie, reconnaît Évelyne. Mais je suis une femme de parole. »

Ils ont quitté Toulon depuis bientôt trois ans quand, le 8 septembre 2011, ils sont attaqués dans le golfe d’Aden par neuf pirates somaliens. « On a d’abord entendu les kalachnikovs, puis le bruit d’un moteur. » Évelyne envoie un « Mayday » (SOS) pendant que Christian tente de repousser les pirates avec un Flash-Ball. Puis, « d’un seul coup, il y a eu un grand silence ». Lorsqu’elle ressort sur le pont, escortée par les pirates montés à bord, Évelyne aperçoit son mari gisant dans une marre de sang. Après avoir pillé le catamaran, les hommes jettent le corps de Christian à la mer, sous les cris d’Évelyne : « Vous êtes des assassins ! » Elle passera ensuite deux jours et deux nuits sur le skiff, la frêle embarcation des pirates qui prend l’eau, avant d’être libérée par des militaires espagnols. Deux pirates trouvent la mort dans l’assaut, Shiné et Abdulahi, désignés par tous – y compris la victime et les militaires – comme le chef et son adjoint. Les sept pirates survivants sont interpellés et rapidement transférés en France où, après quatre ans et demi de détention provisoire, ils comparaissent enfin devant la justice.

Dans le box des accusés, les numéros s’agitent. L’un secoue la tête, l’autre trépigne sur son banc. « Je ne comprends pas l’interprète qui vient de Djibouti et pas de Somalie, explique l’un d’eux. Je suis devant un tribunal c’est quand même important... »

Il faudra attendre le début de la deuxième semaine d’audience pour que les hommes apparaissent enfin. Ces corps nus décharnés projetés sur un écran, ceux des accusés à leur arrivée en France. À la barre, le médecin qui a assuré que leur état de santé était compatible avec la garde à vue. Il est le premier à les appeler par leur nom complet. « Nous avons travaillé 24 heures sans nous arrêter, jusqu’à quatre heures du matin, raconte-t-il. Je ne comprenais rien à ce qu’ils disaient. » À l’un des pirates qui déclare avoir 16 ans, il fait passer une radio des poignets. Les tests osseux – méthode fortement contestée – sont formels : « majeur ».
« Vous pouviez faire une radio, mais aviez-vous une balance ? l’interpelle une avocate de la défense.
 – Non, pas à Roissy à trois heures du matin. Mais ils n’étaient pas faméliques ni dénutris, au sens où nous l’entendons en médecine.
 – Six mois après son arrivée en France, donc avec trois repas par jour, mon client pesait pourtant 53 kilos pour 1,75 m… »
Ce médecin ne fait visiblement pas dans le détail. À peine remarque-t-il le « pied-bot » de l’un des hommes qu’il ausculte. En réalité, Brug Ali Artan s’est cassé la cheville quand il avait trois ans. « J’ai pleuré, pleuré, donc le guérisseur a brûlé l’endroit gonflé », raconte-il aujourd’hui. Évidemment, l’os n’a jamais repris sa place. « Depuis, il marche sur sa malléole médiale », résume son avocat, Me Martin Pradel. Les surnoms sont toujours mieux que les numéros. Voici donc « le boiteux ». À l’enquêtrice de personnalité, il raconte avoir grandi dans une « hutte construite à l’aide de branchages ». Il est cireur de chaussures, puis pêcheur, « du temps où il y avait encore des poissons dans la mer ». « Après, raconte-t-il à la cour, il n’y avait plus rien. De temps en temps, on apercevait des poissons et lorsqu’on s’approchait, ils étaient morts. » Le pillage occidental de la pêche et la décharge de déchets toxiques au large des côtes somaliennes ont vidé la mer. Il se marie, s’installe dans une « hutte faite de matériaux de récupération », deux enfants naissent.

Brug Ali Artan a été recruté par Shiné, le chef de l’expédition, tué par les militaires espagnols, quelques jours avant le départ. 1 000 dollars pour « partir en mer ». L’avance de 300 dollars est vite dépensée. « Il m’a dit que nous allions faire les pirates, piller les bateaux. Ça m’a fait peur. Mais je savais que l’argent avait déjà été dépensé, je ne pouvais plus reculer. J’ai fermé les yeux et je suis monté sur le skiff. »
« On vous a menacé, on vous a forcé ? demande le président.
– Non. J’avais faim, une famille à nourrir. J’avais besoin d’argent. »
À bord du skiff, la tâche du « boiteux » est d’écoper. À l’approche du Tribal-Kat, tous les accusés racontent la même histoire : c’est l’adjoint du chef, Abdulahi, tué par les militaires espagnols, qui aurait abattu Christian Colombo contre l’ordre de Shiné, furieux d’avoir perdu l’argent possible d’une rançon. « C’étaient des assassins, c’est abject ce qu’ils ont fait », sanglote Brug dans le box. Il se tourne vers Évelyne Colombo : « Je suis navré, désolé. Je ne sais pas si elle pourra me pardonner de cette souffrance qui ne la quittera jamais. »

Saïd Ahmed Djama était cueilleur d’encens, payé 35 euros la saison (en moyenne huis mois), soit 5 euros par mois. Pour nourrir ses quatre enfants, il supplie Shiné de le prendre sur son embarcation, pensant aller au Yémen. Après avoir compris le but de l’odyssée, il assure s’être caché dans une « trappe » du skiff. « Je me suis enfoncé dans la trappe et je n’ai rien voulu savoir. Je ne voulais pas que mon visage croise ce qui se passait. » Les autres confirment qu’il n’est pas monté sur le Tribal-Kat. En prison, il montre un « réel mal-être », se nourrissant très peu. « Il ne se permettait pas de manger parce qu’il savait ses enfants morts de faim », note l’enquêtrice de personnalité. Depuis septembre 2011, il n’a aucune nouvelle de sa famille. « C’est le plus dur avec l’éloignement. »

Voici celui que tout le monde appelle « le petit », ou « le pirate numéro 7 ». Quand Fahran Abchir-Mohamoud débarque en France, il déclare être né en 1995, ce qui lui fait tout juste 16 ans. Les tests osseux le disent majeur, direction la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy. « Avant d’arriver en prison, dira Brug, je n’avais jamais vu un bâtiment de plusieurs étages, ça m’a rendu fou. » Fahran lui, se « fracasse le crâne contre les murs », selon les mots de l’expert psychiatre. « J’ai face à moi un grand malade mental », résume le médecin à la barre. De fait, le jeune homme est rapidement diagnostiqué schizophrène et « présente un délire qui consiste à penser qu’on veut lui voler ses organes ». Quelques mois plus tôt, Fahran a été opéré d’un poumon. Une opération vitale d’après les médecins qui n’ont pas pris la peine d’avoir un interprète pour l’expliquer au patient. Fahran s’est réveillé un matin avec une cicatrice de 55 cm dans le dos. Sous traitement, il ne délire plus, mais dort quinze heures par jour. « Oui, confirme le psychiatre, il est risqué de maintenir quelqu’un dans cet état-là en détention ordinaire. »

Reste un dernier point que les avocats de la défense ne manqueront pas d’aborder dans leurs plaidoiries aujourd’hui. Que va-t-il advenir de ces hommes après leurs peines ? Sans papiers en France une fois franchie la porte de la prison, inexpulsables dans un pays en guerre qui n’est desservi par aucun vol depuis Paris. Beaucoup voudraient retourner en Somalie, mais n’ont plus depuis quatre ans et demi aucune nouvelle de leur famille. « Ici, je suis comme une bête enfermée dans une cellule », dit Brug qui voudrait rentrer « coudre des filets de pêche. »

Vendredi dernier, le président de la cour a, pour la dernière fois, donné la parole à Évelyne Colombo. En larmes, la veuve a refusé son pardon aux accusés. « J’entends leurs doléances, j’entends leur pardon, mais je ne les ai pas écoutés. Ils m’ont mise à terre, aujourd’hui, je suis debout pour le redire : “Vous êtes des assassins”. » Dans le box, les pirates se cachent pour pleurer.

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